Je vis au Royaume-Uni, depuis toujours. En Irlande, Écosse, Pays de Galles ou Angleterre, tout dépend de la période. Mes parents ont toujours travaillé dans le cirque. Quand j'étais petite, je ne voulais pas les suivre. C'est vrai, de six à dix-sept ans, changer tout le temps de ville a quelque chose de dérangeant. On a plus de repères, plus d'amis. C'est à chaque fois une nouvelle vie à laquelle s'adapter rapidement, puis à oublier tout aussi vite. C'en devenait pesant. Le point positif était que nous n'avions jamais quitté le Royaume-Uni. Mais je savais, nous savions que ça changerait vite; mes parents ont toujours voulu tenter leur chance en Croatie. Je n'ai jamais compris leur passion pour ce pays. Qu'on me parle de l'immense Amérique, de la romantique Italie ou de l'historique France, mais la Croatie.. je n'en ai entendu parler qu'une fois, pendant ma leçon d'Histoire, jusqu'à ce que mes parents m'obligent à apprendre le Croate. Ono što ideja.
Toute la « famille » de saltimbanques à laquelle j'appartenais a réussi à me résonner vers l'âge où j'aurais dû entrer au collège. Je ne voulais être que musicienne, puis j'y ai repensé. J'ai pesé le pour et le contre, rapidement. C'était d'accord, je serais artiste de cirque – je crois qu'ils ne m'auraient pas laissé le choix. Depuis que je sais marcher, ils m'ont entrainé à être funambule, magicienne, dompteuse – oui, c'était ça, dompteuse. Ils avaient toujours voulu tout m'enseigner, à petites doses, pour que j'ai le choix. Que je sache à quoi m'attendre. Alors j'ai choisi d'être avec les animaux. Jongler, tenir sur un fil, tout ça était bien trop dur et demandait bien trop de concentration pour moi. Alors à ma demande, mes parents m'ont offert une colombe et un corbeau, Harlow et the Rev. Je n'y ai prêté attention que très peu de temps – en réalité, la musique était ce qui me passionnait vraiment. Je lisais des livres sur la musique, et je jouais. De l'ocarina. J'avais vu ça, dans un jeu vidéo, et j'ai trouvé ça beau. Alors j'en ai piqué un par là, et depuis je joue.
Et mes parents sont morts, sur la piste.
Charmant spectacle.
Mais il restait ma famille de spectacle. Des magiciens, funambules, marionnettistes et j'en passe. À peu près tout, sauf les clowns. Eux et leur sourire maléfique, leurs grands pieds de diables et leur gros nez rouge d'ivrognes. On aurait pu m'affirmer qu'ils étaient tous ce qu'il y a de plus banal, doux et inoffensif que je n'en aurais pas cru un mot; les clowns – rien que le mot m'effraie à m'en donner la chair de poule – ne sont rien de plus que d'ignobles bêtes féroces, sadiques et probablement cannibales. Et donc, avec leur aide, je me suis remise à m'entrainer avec mes oiseaux. Des heures, et des heures chaque jour. Mes parents n'étaient plus là – ça n'était pas une raison pour ne pas faire ce que j'aurais fais avec eux. Alors dès que je me suis sentie prête, je suis partie. Seule, à la recherche d'un nouveau cirque. Pas totalement seule en fait – j'avais mes deux amours. Et j'ai posé un pied, puis un second à Zagreb. En Croatie.
Je suis resté un moment à faire mes spectacles dans la rue, dans les parcs et un peu partout où je le pouvais. Je vivais dans un petit appartement qui n'avait rien de plus que ce qu'il me fallait. Il y avait de la place pour des CD, des livres, une petite volière et moi. Je n'avais besoin de rien de plus, j'étais heureuse comme ça. Mais j'ai trouvé un petit cirque à la limite de la ville, prêt à m'engager – c'aurait été con de refuser ce job. Alors je l'ai accepté. Je n'ai pas quitté mon petit appartement, je préfère faire le voyage tous les jours. Cependant, je suis bien obligée de laisser mes oiseaux là-bas. Pas commode de se trimballer en ville avec deux oiseaux.

Alors nous voilà aujourd'hui. J'ai vingt-et-un ans, et je vis à Zagreb, en Croatie. Puisque mes parents sont morts brutalement, j'ai réalisé leur rêve; c'était le moins que je puisse faire. Je suis toujours dans le cirque, dompteuse. D'oiseaux. Une colombe, un corbeau. Drôle d'association. Chaque jour, deux fois par jour, je les observe voler, tourner, monter et descendre sous le chapiteau. Ils se chamaillent et s'attaquent et s'en prennent parfois aux spectateurs, dans une folie telle que c'en devient génial. Il suffit d'un son d'ocarina pour les calmer, et ils obéissent. En réalité, ils sont comme des artistes eux aussi. Deux peintres, danseurs, deux patins ou marionnettes, ce que vous voulez.
Je ne suis plus que la fille aux oiseaux, une gamine timbrée sur les bords qui attend patiemment qu'on vienne l'arracher à sa petite routine.
Dobrodošli na cirkus.