IVAN R. VIDAS
Le soleil chatouille d’abord la main d’Ivan, puis monte le long de son bras, et finalement toute une moitié de son visage, et là, franchement, il commence à abuser. Ivan grogne à moitié réveillé et remonte sa couverture jusqu’aux oreilles. Mais bien sûr, la couverture plus le soleil insistant, bonjour quoi. Il tient exactement sept minutes avant que ça ne devienne insupportable et qu’il vire la couette de là.
C’est sa première nuit dans son nouvel appart.
Il s’étire des doigts jusqu’aux orteils et ronronne presque. Putain mais ça fait du bien au réveil. Il regarde d’un air accusateur la seule fenêtre dans sa chambre, toujours dépourvue de stores. Hier soir il avait oublié de les installer, tellement il était crevé après le Ritz et ce pauvre con de chorégraphe.
Il baille et prend son courage à deux mains. Ivan se lève et regrette aussitôt son geste ; il sent immédiatement ses jambes et son dos et… Bref, tout son corps. Il a oublié ses stores
et ses étirements. Une douche maintenant, tout de suite, ce ne serait pas une mauvaise idée.
Ou plutôt un bain. Un bon bain bien chaud pour se détendre. Oh oui, ce serait bien ça. C’est dimanche aujourd’hui, il n’a nulle part où aller, alors pourquoi pas ?
L’eau est tellement bonne que ses doutes s’évaporent. Il ferme les yeux et somnole entre les bulles, la radio le berce :
« Shhh… Shhh…
It’s oh so quiet.
Shhh… Shhh…
It’s oh so still.
Shhh… Shhh…
You’re all alone.
Shhh… Shhh…
And so peaceful until…
YOU FALL IN LOVE !
ZING BOOM !
THE SKY UP ABOVE !
ZING BOOM !
IS CAVING IN !
WHAM BAM !
YOU’VE NEVER BEEN SO NUTS ABOUT A GUY !
YOU WANT TO LAUGH, YOU WANT TO CRY.
YOU CROSS YOUR HEART AND HOPE TO DIE.
Till it's over and then...
Shhh... Shhh... »
Ivan rigole tout seul. Betty Hutton est la
mère de tous les trolleurs. Puis il arrête de rire, tout d’un coup morose et il coupe la radio en respirant profondément.
En fait, si ; il a quelque chose à faire aujourd’hui.
C’est l’anniversaire de beaucoup de choses…
Ca fera aujourd’hui douze ans qu’il a remporté son premier prix de gymnastique acrobatique.
Douze ans aussi qu’il ne prend plus les transports en commun parce que lui et sa mère se sont fait percuter par un bus sur le chemin de retour dans un accident de voiture. Il avait dix ans.
À dix ans, toute sa vie a changé.
À dix ans, il a connu le coma.
Depuis, il a une fine cicatrice sur sa tempe qui disparait dans ses cheveux. Tu t’excuses, le gamin ! T’es sourd ou quoi ? Tu m’entends pas quand j’te parle, p’tit branleur ? Oh… T’es vraiment sourd. Euh, désolé ?
Muet, pas sourd.Après que le choc soit passé, il a été accablé par la pire dépression de toute sa vie. Ne le laissez surtout pas seul, M. Vidas. Il est très instable pour le moment. Très bien, merci, docteur. Ivan, il faut que tu sois fort. Tu sais que ta mère peut ne jamais se réveiller…
Maman.À onze ans, il décide de tout miser sur la danse. Ivan, que dirais-tu d’étudier en Angleterre le ballet ? Enfin, pas que le ballet, regarde, il y a aussi de la danse contemporaine… Et puis tu comp-- parles déjà la langue.
Pour combien de temps ? Jusqu’à la fin de tes études si tu veux. C’est une école vocationnelle et je sais que tu as besoin de te concentrer sur quelque chose que tu aimes…
Merci, papa.En septembre il quitte la Croatie et part s’installer à l’internat d’Elmhurst, à Birmingham. Je vais essayer de demander un transfert pour Londres, d’accord, Ivan ? Tu devras rester à l’internat, mais ce sera plus facile pour les vacances.
T’en fais pas, papa.L’adaptation se fait sans trop de mal. Elle aurait put être plus épineuse si Ivan avait été moins exotique (australien et croate), moins adorable, moins féroce et moins muet (les gens ont vite pitié des handicapés).
À quatorze ans, Ivan est exceptionnel en danse mais ne se foule franchement pas pour les autres cours… Il aime bien le théâtre et l'histoire par contre… Et la musique. Sauf la musique classique. Quel comble.
À quinze ans, il tombe amoureux pour la première fois et enfreint sa première règle
(et devient officiellement un rebelle) : il fume en cachette (
de toute façon ma voix risque pas de trinquer) pour se rapprocher de ce garçon plus vieux qu’il aime bien.
Deux mois plus tard il connait sa première fois avec quelqu’un d’autre que sa main. Ca faisait un moment qu’il n’arrêtait pas de le toucher, alors il a voulu lui faire plaisir, mais il aurait été tout aussi content en l’embrassant et lui tenant la main… Ce n’était pas désagréable, hein ! Mais…
J’en avais pas envie au départ.Il connait sa première déception amoureuse. Je trouve ça bizarre que tu n’ais pas envie de moi. J’ai l’impression que tu veux juste un… ‘nounours’ auquel t’accrocher. T’es pas normal et ça me saoule à la fin.
Mais… Mais j’t’emmerde ! Dégage ! Je fais l’effort et tu me craches dessus ? Me parle plus jamais, pauvre tâche !Il n’a plus arrêté de fumé.
À seize ans, on l’a débranché.
Papa, c’est mieux comme ça. Tu as besoin d’aller de l’avant.... Tu as grandis toi.
À dix-sept ans, son père lui présente sa copine. Je te présente Margaret, Ivan.
Elle a l’air gentille.À vingt ans, il a finit son année supplémentaire, est diplômé et remarqué. On lui offre une place dans le corps de ballet du Théâtre National de Croatie, à Zagreb. Il a fait la fête comme pas possible ce soir là.
Son père reste en Angleterre avec Margaret et lui se trouve un studio miteux pas loin du Théâtre.
À vingt-deux ans, hier, il a déménagé dans un appartement une pièce beaucoup plus confortable. Enfin, il a un deuxième travail pour couvrir ses dépenses. Ca devrait y aller.
J’espère que ça ira.Ivan soupire.
L’eau est froide maintenant.