« T’es qu’une salope, Wyn. T’allumes et puis tu dis non. » « Va t’faire, tu m’saoules avec tes conneries. J’suis pas comme toi, j’aime les filles, leurs seins et tout… » Evitons toute grimace compromettante qui pourrait mettre le type qui me court après depuis dix mois sur la voie de mon mensonge. De toute façon, je sais qu’il n’est pas dupe. Comment, à vingt ans, je peux encore être puceau ? J’suis toujours bloqué au stade de l’enfance, insouciant, innocent, je veux pas les entendre avec leurs histoires salaces. Je me sens à la fois plus jeune et plus mature qu’eux. En fait, je ne me situe nulle part. Je suis le mec que tout le monde drague pour rigoler, qui fait oui-oui quand on lui demande s’il a déjà eu un copain et qui s’éclipse dès qu’on essaye de l’embrasser. De toute évidence, je suis gay. De toute évidence aussi, je refuse de l’admettre, bien que je me sois retrouvé dans une bande d’homosexuels avertis, sans que je n’aie bien compris pourquoi.

En secondaire à Bruges, pourtant, je n’étais entouré que de filles, toutes irradiantes de beauté, jamais folles de moi. Enfin, si, il est arrivé quelquefois que l’une ou l’autre s’éprenne de mes boucles blondes, mais elle était très vite rappelée à l’ordre par les six autres : j’appartenais à elles toutes, aucune d’entre elles ne pouvait donc m’avoir comme petit ami. Et encore moins une fille à l’extérieur de notre groupe. Je n’en souffrais guère, cela m’évitait bien des désagréments et j’étais chouchouté. Bien sûr, mon père s’inquiétait de mon réseau d’amitié exclusivement féminin, et, dans un premier temps, je m’employai à le rassurer en pratiquant des activités « viriles ». Je peux vous dire que les vestiaires au sortir des matches de football ne m’y trompèrent pas : j’étais irrémédiablement, indubitablement, définitivement, gay. Je ne me fis aucun copain dans mes essais sportifs, je me forçais à m’intéresser à leurs passions et cela se voyait. Mais ça, encore, ils étaient assez bêtes pour le laisser passer. Ce qui me discrédita complètement à leurs yeux furent mon déni d’avoir couché avec une seule de mes amies et ma résistance à communiquer mes techniques de drague si productives.

Si on en revient au Hollandais, alias le gars qui a flashé sur moi, alias Ewen, appelons-le par son prénom, il ne lâche vraiment pas l’affaire. Il est si moche que ça ? En fait, non, loin de là. Il est canon et il a cet accent purement néerlandais que j’envie. C’est quoi le problème, alors ? Je ne l’aime pas. Comprenez-moi bien : il est sympa, beau comme un dieu, pas chiant, c’est un ami de premier choix, et néanmoins je ne suis pas amoureux de lui. Ok, l’absence d’amour n’empêche pas de se retrouver au lit avec quelqu’un, mais je ne suis pas normalement constitué. Je ne veux avoir ma première fois qu’avec celui qui fera battre mon cœur pour de vrai, celui pour qui j’oublierai tous mes complexes, celui que j’oserai embrasser en public sans aucune gêne. C’est adorablement désuet, diraient certains, d’autres penseraient que c’est une vision totalement surréaliste des relations de couple, et ils ont probablement raison. Mais je m’en balance. « Laisse-toi aller, un peu… Parfois, il faut faire de nouvelles expériences, dans la vie. » Il est beaucoup plus insistant qu’à l’accoutumée, allant jusqu’à m’attirer à lui en posant ses mains sur les poches arrières de mon jeans. Vous voyez le tableau, quoi. Je le repousse gentiment, en roulant des yeux. « Et toi lâche-moi un peu… »

C’est en arrivant à Bruxelles pour mes études que je les ai tous rencontrés. Bien que je sois inscrit à l’INSAS en théâtre, je participais très souvent aux fêtes estudiantines de l’université de Bruxelles, histoire d’avoir une vie sociale en dehors de World of Warcraft. J’avais pourtant essayé de danser avec le maximum de filles, mais j’avais fini la soirée entre deux mecs qui s’embrassaient et Ewen qui discutait avec un autre. J’étais bourré et, inconsciemment, je m’étais dirigé vers des gens qui me ressemblaient. Dries et Kobie étaient le couple emblématique, Ewen le Hollandais avec son « accent étranger », Bram était hyper chaud et moi on me demandait juste d’être le mec mignon qui montre les crocs dès qu’on l’approche. Et je m’en contentais très bien, parce qu’ils me laissaient tranquilles, allant jusqu’à me protéger quand un autre type se montrait un peu trop lourd avec moi. Je trainais constamment avec eux, nous formions une sorte d’équipe comme tous les autres gars de notre âge, à la différence près que nous sortions dans des bars gays. Ce que, je tiens à le dire, je n’aimais pas spécialement, puisque cela me stressait plus qu’autre chose. Je passais mon temps à tout contrôler, mes mouvements, mes regards, mon débit de boisson, aussi. Et comme si cela ne suffisait pas, il avait fallu qu’Ewen vienne mettre son grain de sel.

« Allez, sois sympa, donne-moi une chance… » Il vient coller son corps contre le mien et je frémis, posant mes mains sur ses épaules afin de l’éloigner. J’ai une migraine épouvantable, vive l’abus d’alcool. « Ewen, on est dans les jocks d’un bar. Je veux juste pisser et me casser, ok ? » Visiblement, non, ce n’est pas ok. Rappelez-moi de ne plus jamais danser avec lui, même si ça fait des mois qu’il me supplie de me détendre en sa compagnie. Il se fait des illusions bien trop vite, c’est presque pire que le barman qui a cru que j’avais flashé sur lui simplement parce que je l’avais regardé dans les yeux. A croire que ce n’est pas normal de regarder la personne à qui l’on cause. Euh… Ouais. Ewen vient de me plaquer contre le mur derrière moi, et je me surprends à prier pour qu’il n’y ait pas un de ces immondes chewing-gums à demi-mâchés dessus. Il y en a partout dans les bars bruxellois, raison de plus pour m’écœurer. Il doit avoir remarqué que j’ai la tête ailleurs, car il tente d’attirer mon attention en fourrageant dans mes cheveux et en m’embrassant dans le cou… C’est pas désagréable, en fait… Je pourrais très bien lui envoyer un coup de pied dans les parties, là. Mais je ne suis pas aussi mesquin. « Ewen, est-ce que tu m’aimes ? » Je n’ai pas trouvé de meilleure solution que de mettre les pieds dans le plat. Je crois que s’il avait été en train de boire quelque chose, il me l’aurait recraché à la figure. Je souris, très fier de moi, tandis qu’il recule, semblant légèrement sonné, et j’en profite pour me glisser hors des toilettes. S’il y a bien une leçon de Bram que j’ai retenue, c’est qu’il ne faut jamais parler d’amour avant d’avoir couché.

J’ai résolu le problème très rapidement en partant deux mois en voyage d’études en Croatie. Je vous rassure tout de suite, c’était déjà prévu depuis quelques temps, Ewen n’est pas la seule raison de mon départ. Je crois même que je vais rester pendant les vacances. Bon, d’accord, Zagreb n’était peut-être pas un choix judicieux pour un étudiant en théâtre, mais leur section arts dramatiques est réputée, et puis j’avais l’avantage de connaître la langue depuis tout petit. Mon croate était un peu rouillé au début, mais ça m’est finalement revenu. Au pire, c’est toujours un atout au cas où je me fais draguer, je n’ai qu’à feindre l’incompréhension…