Le silence s’abattit dans le cabinet du docteur Sipedecovich, médecin oncologue installé à Zagreb. Le professionnel de la santé venait d’annoncer à son patient, un jeune homme affublé d’une gueule d’ange et de fesses rebondies, qu’il était atteint d’un grave cancer du cerveau. Comme si on lui avait porté une estocade fatale, le garçon ne bougeait plus. Il fixait le sol, cherchant à faire le tri des émotions qui déferlaient dans son esprit. Le médecin se leva et posa une main compatissante sur l’épaule de l’innocent qui allait bientôt être livré aux lions. Enfin, les lèvres de l’éphèbe se mirent à remuer.

« - Combien de temps me reste-t-il ? » demanda Teodor en rompant le silence.

« - Un an, peut-être deux avec le traitement... Nous commencerons la radiothérapie et la chimio à partir de la ... » commença à répondre le cancérologue d’un air grave.

« - Pas de traitement, je ne veux pas ressembler à un zombie ! » l’interrompit brutalement le jeune homme.

Teo sortit du cabinet, prit ses affaires et quitta l’hôpital. Son cœur battait à cent à l’heure dans sa poitrine. Il avait 23 ans et il allait mourir d’un cancer au cerveau inopérable et incurable. Il avait jusqu’ici été un garçon raisonnable en tout point. Il buvait peu, ne fumait pas et n’avait jamais touché aux drogues qu’on lui avait proposé. Jamais non plus il n’avait fait de mal à qui que ce soit, ou du moins rien de gratuit. Alors pourquoi ? Pourquoi était-ce déjà la fin du voyage ? Il était jeune, beau et avait une forme olympique. Comment une tumeur pas plus grande qu’une noisette pouvait-elle bien réussir à le terrasser ?

Il pensa un instant à en parler à ses parents mais se souvint presque aussitôt qu’il n’avait plus de nouvelles eux depuis à peu près cinq ans. Ils n’avaient en effet pas très bien réagi à l’annonce de son homosexualité. Du coup, Teodor avait quitté la campagne pour monter à Zagreb et s’y installer. Il avait alors commencé des études de droit tout en enchainant les petits boulots à côté. Rien de bien extraordinaire donc. Mais voilà, cette vie paisible et ordinaire venait d’imploser à l’annonce de sa maladie. Peut-être qu’il ne passerait même pas l’année... A quoi bon se monter des plans sur la comète et se préparer à l’avenir ? Quoiqu’il fasse, il n’allait pouvoir concrétiser aucune de ses ambitions ni de ses rêves. Il aurait voulu un chouette type, se marier pourquoi pas, ça se faisait bien dans certains pays, et puis élever un gosse, ou même deux. A partir d’aujourd’hui, Les secondes qui s’écouleraient auraient autant de valeur que des années pour les gens bien portant.

« - Il est temps de reprendre les choses en main. Quitte à mourir, je veux mordre dans la vie jusqu’à que son goût me donne la gerbe. » décida-t-il en son for intérieur.

C’est à partir de cet instant que la vie de Teodor prit un nouveau tournant. Il arrêta l’université et décida de bosser dans ... un sex-shop. Ce n’était pas une décision prise à la légère. Il voulait des expériences uniques, du fun, rencontrer des gens barrés et tout ça dans la légalité. C’était le job idéal. Il fut engagé dans la première boutique où il postula. Avec une tête pareille, le patron était sûr de fidéliser la clientèle. Pour ce qui était des amours, il n’avait pas de petit copain à plaquer sous la main, donc il resta abonné au club des célibataires. S’il avait des principes comme ne jamais coucher le premier soir avant ou éviter les rencontres purement sexuelles avant l’annonce de sa maladie, Teo s’en débarrassa aussi naturellement qu’on se déshabille. Voilà qu’il était devenu une toute autre personne. Il perdit le contact avec la plupart de ses amis, s’accrochant seulement au peu de famille qu’il lui restait et qui l’avait soutenu dans ses choix. Il avait sans cesse besoin de nouveauté, de voir toujours plus de choses, d’apprendre un maximum avant de disparaître. Zagreb semblait trop petite à présent pour sa gigantesque curiosité.

Ses journées, il les passe à conseiller des mères de famille qui essaient de pimenter leur vie sexuelle ou bien des trentenaires à la recherche de plaisirs inédits. Ses nuits, elles, sont consacrées à la fête. Il n’y a pas un soir qu’il ne passe pas à danser jusqu’aux aurores au milieu d’une horde de mecs sexys habillés surtout par la lumière des projecteurs. Bien sûr, c’était une bonne façon de se dégoter quelqu’un à ramener à la maison, mais surtout, cette atmosphère festive faisait oublier à Teodor, le temps qu’elle durait l’épée de Damoclès perchée au-dessus de sa tête. Il lui arrivait de comparer ce mode de vie à un nageur reprenant une bouffée d’air frais avant de replonger la tête sous l’eau.