Juin 1990 :
Rencontre de Zorka Milanevic et de Paul Portmann dans un petit village non loin de Rijeka. Les deux jeunes gens tombent rapidement amoureux, ils avaient tous deux pas loin de dix huit ans, voire un peu moins. Paul était en voyage en Croatie pour ses études, un équivalent Erasmus, il était donc au pays pour deux ans maximum. Cela ne l'a pas empêché d'entamer une relation charnelle avec elle. Ils ne se marièrent jamais, par ma faute, enfin, d'après mon père. Leur relation fut des plus planes, voire quelque peu insipide, ils tombèrent rapidement dans une routine qu'ils semblaient pourtant apprécier. Mon avis est tout autre, bien entendu, la routine n'est jamais bonne dans une quelconque relation, à pédaler trop régulièrement on finit par s'endormir et foncer dans un mur qui se trouvait là.

Juin 1991 :
Un an plus tard, je nais. Moi, fils d'un Américain et d'une Croate. Mon nom complet marque ma double origine, et ma double nationalité. Mais à cette époque là, je n'étais rien d'autre qu'un nourrisson humide de lait vagissant un peu trop souvent pour mon père, je crois.
Je vous avais bien dit, le mur s'est personnifié en moi même et sonna le glas de leur histoire d'amour déjà essoufflée depuis longtemps. Ding dong. Ni fleurs ni couronnes, ce n'est pas la peine.

Peu après ma naissance, mes parents n'étaient plus ensemble, mais restaient tout de même en contact. Mon père assumait son rôle de père, malgré ses études. Peu d'hommes auraient fait ce qu'il a fait pour ma mère, et c'est pour cela que je porte son nom à lui, que je bénéficie de la double nationalité. Depuis petit, je parle mes deux langues maternelles sans accent spécifique. Mes parents furent formidables, et mon père n'est jamais rentré en Amérique rien que pour moi. Peut être qu'il m'en a voulu, un peu, beaucoup. Peut être qu'il en a voulu à ma mère, aussi. Certes, j'ai grandi dans l'amour de mes deux parents, mais une fois plus grand, certains problèmes sont apparus.

J'ai toujours été doué à l'école, mon père avait tenu à m'envoyer dans des organismes privés, où on m'enseignait les chiffres et les mots, où je m'ennuyais parfois, car tout était trop simple. A l'époque où les enfants apprenaient les additions, j'étais déjà aux équations. A l'époque où eux étaient aux équations à une inconnue, moi, je m'intéressais à la physique quantique. Mais il y a toujours eu un domaine qui a eu un plus grand intérêt, les matières classiques étaient trop simples, je me suis donc mis à dessiner. Là dedans, pas besoin de capacités intellectuelles, pas besoin de QI, là dedans, chaque dessin était un défi. Au début, j'avais des notes des plus consternantes, mais je m'accrochais, j'améliorais mon toucher de crayon, je cassais mes propres codes, c'était bien plus amusant que tous ces chiffres trop évidents à comprendre. A force de détermination, j'ai fini par entrer aux Beaux Arts, la consécration. Mon dossier était bien entendu excellent, mais passer devant un jury afin d'entrer dans une grande école à l'âge où on devrait normalement encore tenter de choisir un métier, ce n'était pas évident. Mon culot et mon amour du défi les a tous séduits, ma persévérance aussi.

J'ai passé quatre ans là bas, quatre ans pendant lesquels j'ai appris plus de choses que je ne pouvais imaginer. A force de travail, et ce avant même ma majorité, je suis devenu ce que je suis aujourd'hui, graphiste. Cela fait donc trois ans et des poussières que je crée des illustrations pour des entreprises, leur identité graphique, c'est moi. J'ai acquis une connaissance illimitée de ces logiciels qu'on nomme logiciels graphiques, et je gagne un salaire plus que confortable pour mon jeune âge. Peu de mes contemporains sauraient se vanter de gagner autant que moi, alors je reste discret sur ça, pour éviter les vautours, les harpies, qui viennent se greffer à toi lorsque tu parles un peu trop de tes pécules. Alors j'ai trouvé une solution, j'ai passé une petite annonce dans un journal local, rédigée dans mes deux langues maternelles, il faut toujours que je fasse les choses en grand. De toute manière, cela ne me gêne pas d'avoir comme concubin un anglophone, surtout s'il est plus simple d'esprit que moi. Il vaut mieux savoir se rabaisser au niveau du peuple.

Le peuple s'appelle donc River Manson et malgré un début de relation quelque peu... houleuse, cela fait huit mois qu'on habite ensemble à Zagreb, et il faut avouer qu'on s'entend bien, une fois que j'ai divisé mon QI par deux afin d'arriver au sien. C'est un effort de tous les instants, mais j'apprécie de vivre avec ce jeune homme, partageant des manettes de jeux vidéo-ludiques et finalement une même passion pour les défis artistiques.