Wendy a 23 ans quand les contractions la prennent. Francesco vient de la quitter. Elle est au milieu de son septième mois. Son cœur hurle dans sa poitrine, la peur se dilate dans sa tête, le bébé cherche à fuir de son ventre, perçant la poche des eaux qui se répandent sur ses jambes. Wendy veut crier à Franceso de l’aider, de ne pas la laisser. Mais il est déjà loin. En larmes, le cœur et le ventre brisés, elle s’habille avec difficulté. Elle cherche à maîtriser les tremblements de sa voix lorsqu’elle commande le taxi. Le monsieur au bout du fil est gentil. Elle lui a expliqué qu’elle allait accoucher, et il lui promet d’envoyer une voiture très vite. « Descendez dans 10 minutes, madame, votre taxi sera là ! » Elle le remercie, et tandis que les sanglots la reprennent, elle enfile son manteau, et essaye de rassembler les quelques affaires qu’elle a déjà achetées pour le nouveau-né. « Tout ira bien, ma chérie » murmure-t-elle entre deux hoquets. Mais elle ne sait pas si ces mots sont pour l’enfant ou pour elle.
Elle descend et le taxi est là. Le chauffeur s’empresse de la soulager de son faible chargement et l’aide à monter. « Ca ira, madame ? Vous n’avez pas trop mal ? » Il semble inquiet du visage défait que Wendy lui présente. Elle essaye tant bien que mal de lui sourire. « Ca va, nous avons un peu de temps ». L’homme saute dans son taxi et conduit vite et souplement à travers Naples. En quelques minutes, il se gare déjà devant la clinique. Il aide sa cliente à marcher jusqu’à l’escalier, puis jusqu’à l’accueil. « Asseyez-vous, je vais vous trouver quelqu’un ! » Malgré l’insupportable peine, et les contractions qui la traversent de plus en plus fréquemment, Wendy est reconnaissante d’avoir rencontré ce gentil monsieur. Après tout, peut-être la chance est-elle avec elle… Elle sèche ses larmes et caresse son ventre. Elle n’a pas de temps à perdre avec cet idiot de Francesco. Elle n’est qu’à sept mois de grossesse et elle commence à réaliser qu’il est trop tôt. Alors elle fouille dans la poche de son manteau, à la recherche de son vieux chapelet. Elle le trouve et le serre dans sa main, égrenant ses prières avec les billes qu’elle fait glisser entre ses doigts.
« Ave Maria, gratia plena, dominus tecum, benedicta tu in muliéribus et benedictus fructus ventris tui Jésus, Sancta Maria, mater Dei, ora pro nobis peccatoribus nunc et in hora mortis nostrae, Amen »
« Madame ? » Elle lève la tête. Une sage-femme lui fait face, un sourire bienveillant accroché à son visage lunaire. Elle l’invite à la suivre, lui prend doucement le bras et la mène vers le dédale des couloirs blancs. Wendy jette un regard par-dessus son épaule, à la recherche du chauffeur de taxi. Mais il est déjà parti…
« Le bébé va bien ! C’est une fille ! »
« Je te ferai différente de moi… Lucrezia. »
Lucrezia. Celle qui gagne. Lucrezia aux opulentes boucles de flammes. Lucrezia dont les yeux brillent de milles soleils splendides. Lucrezia rieuse, Lucrezia capricieuse. Enfant bonheur-terreur. Fierté de Wendy, la fille chérie. Elle l’a élevée pour régner, pour être souveraine de sa propre vie. Lucrezia ne cèdera jamais rien. Celle qui gagne, première en tout. Lucrezia a en permanence un sourire espiègle accroché à ses lèvres.
Avec son père, Francesco, les rapports sont conflictuels. Il la dénigre, dénigre sa mère qui a osé donner son propre nom à sa fille. Et pourquoi a-t-il fallu que tu naisses femelle, Lucrezia ? Tu seras toujours une faible femme. Jamais ton père ne jouera au foot avec toi, non. De toute façon, les filles ne jouent pas au foot. La fillette n’a de cesse de détromper son père. Elle lui tient tête, réussit tout. Mais l’homme, borné, ne voit que sa féminité.
A douze ans, Lucrezia a décidé que ça n’avait pas d’importance. « Je t’emmerde, Francesco », lui jette-t-elle un jour, très calmement, alors qu’ils sont tout les deux à table, face à face. Le regard fier et toujours avec ce sourire espiègle, elle le regarde s’étouffer avec son dessert. Elle le laisse s’égosiller dans sa direction, indifférente et arrogante. De toute façon, il y a bien longtemps qu’Ivano a pris sa place…
Ivano et Wendy s’aiment depuis plusieurs années maintenant. Bientôt, Ivano va emmener Wendy et Lucrezia dans son pays, en Croatie. Lucrezia aime Ivano. C’est lui son père. Ivano, si doux et si gentil. Ivano aime aussi Lucrezia. Comme sa propre fille. Lui, il joue au foot avec elle, et parfois même à la poupée. Il l’emmène se promener en forêt, il lui apprend le nom des arbres. Il lui montre les traces que les animaux laissent dans la terre. Ivano ne peut pas avoir d’enfant, alors c’est à Lucrezia qu’il a donné tous ses petits soldats de quand il était enfant. Puis, quand elle a été plus grande, il lui a offert une boîte à outils. Ils ont construit des cabanes dans les arbres, des maisons pour les oiseaux, des systèmes d’irrigations pour le potager… Mais bientôt il faudra tout laisser, parce qu’ils partent tous ensemble en Croatie. Et Francesco restera seul. « Bien fait pour sa gueule », pense Lucrezia.
La gifle résonne dans les oreilles exorbitées de Lucrezia. Ce salaud a osé… Franceso a frappé Wendy. Lucrezia a quinze ans, et le départ pour la Croatie est imminent. Elle vient d’enchaîner son cours de danse classique, et son cours de théâtre. Son père est venu la chercher pour son weekend mensuel. Wendy est venu attendre Franceso avec Lucrezia, pour lui expliquer qu’elles partaient avec Ivano. Francesco s’est mis à hurler. Et comment oses-tu me séparer de ma fille ? Mère indigne ! « Et blablabla ! » pense Lucrezia, « Tu cherches surtout à l’emmerder, sale hypocrite… » Et voilà son père qui saisit sa mère par le bras et la secoue. Et sa mère, qui a appris depuis bien longtemps à ne plus se laisser faire par lui, qui se dégage et envoie valser son coude dans son imposante mâchoire. Et c’est là… à ce moment-là qu’il l’a frappée… Lucrezia hors d’elle, Lucrezia de feu. Elle se jette sur son géniteur et salue son infamie d’une volée de coups de poings et de genoux. Partout où elle vise, elle touche, cogne, griffe, saigne… Francesco tend ses grosses pattes vers sa fille, cherche à la corriger. « Mais t’as eu le malheur de toujours me sous-estimer, connard ! » Lucrezia, celle qui gagne. Elle est maintenant plus forte que son père. Mais son père, c’est Ivano. Ivano qui lui a appris à se battre « comme une vraie femme ! ». Ivano, qui a jaillit de la voiture, qui court vers elle pour intervenir. Alors qu’elle lâche prise, il s’interpose entre elle et Francesco. Il soutient le regard de l’homme humilié. « Lève encore la main sur ma femme, je te jure que je te tue. Ca serait déjà fait si ta fille ne t’avait pas déjà si bien corrigé ! » Prenant Wendy par la main, ils commencent à s’éloigner tout les deux, laissant à Francesco ce weekend de père avec Lucrezia, heureux de constater que c’est le dernier.
C’est le jour du départ. Lucrezia est heureuse. Wendy aussi est heureuse. Ivano est surexcité. Son pays lui manquait, il va enfin le retrouver. Avec ses deux femmes adorées, il sera plus voluptueux que jamais. Seule ombre au tableau : Franceso est là. Ne renonçant jamais à la moindre occasion de jeter ses yeux menaçants sur son ex-femme, il a « tenu à dire au revoir à sa fille. » Pourtant, au moment de « dire au revoir à sa fille », il ne la regarde pas d’une manière normale. Francesco parcourt le corps de Lucrezia d’un air appréciateur emprunt de regret. En surprenant ce regard, le cœur de la presque-femme se dilate d’horreur. Elle jette un oeil vers Wendy et Ivano, mais tout à leur impatient bonheur, ils n’ont rien vu. Elle refait face à son géniteur, et pour la première fois, elle en a une peur instinctive et oppressante. Avec un sourire hypocrite, Francesco l’attrape par la taille et l’attire contre son torse massif. Lucrezia sent la totalité de son corps se contracter à son contact. Il fourre sa bouche dans son cou et l’embrasse. Elle frémit de dégoût. Il la repousse et la couve de ce faux sourire qui la terrorise. Une dernière lueur de convoitise traverse ses iris alors qu’il se détourne d’elle pour saluer Wendy et Ivano. Ses soudaines manières affables la piquent. Elle en tremble de rage. Jamais elle n’avait aimé cet homme, mais elle ne le haïssait pas non plus. Pourtant, à cet instant, elle l’aurait tué, déchiqueté, brisé pour écarter la menace. Si elle l’avait pu.
Jamais Lucrezia n’a revu son père depuis. A peine lui passe-t-il un coup de téléphone par an pour son anniversaire. Et c’est très bien comme ça.
Dix ans ont passé. L’âge et l’expérience du théâtre et de la danse ont appris à Lucrezia l’art de porter un masque. Mais bien que d’apparence charmante et posée, la comédienne - car c’est ce qu’elle est devenue - ne s’est en rien départie de son caractère volcanique.
Depuis maintenant deux ans, Lucrezia Boswell est devenue la reine des planches, subjugue le public, séduit les foules. Tout le gratin de Zagreb, ainsi que les passionnés de théâtre connaissent son nom, et ce soir, elle triomphe sous les traits de Juliette Capulet. Les roses pleuvent sur la scène, les applaudissements retentissent comme un tonnerre. Les gens hurlent son nom, pris entre les larmes d’admiration et d’émerveillement. Lucrezia, un énorme bouquet de roses dans les bras, parade sur la scène, leur adressant de grands signes gracieux et son sourire charmeur.
Dans le public, Wendy et Ivano pleurent de fierté et d’émotion. Ils la regardent comme une déesse sortie des eaux, admiratifs et émus. « C’est notre fille ! » clament-ils à qui veut l’entendre. Mais tout le monde ne regarde qu’elle, Lucrezia. Celle qui gagne.
La représentation est suivie d’un cocktail réunissant les bienfaiteurs, la troupe de comédiens, ainsi que l’équipe technique. Lucrezia rayonne. Ivano et Wendy se sont éclipsés après être passés la féliciter en coulisses. A présent les photographes se l’arrachent. Alors que les personnes présentes s’esclaffent d’un trait d’esprit de la jeune femme, le metteur en scène fend la foule avec un homme dans son sillage. « Lucrezia, voici mr Serguey Jankovic, l’un de nos plus généreux donateurs. Il a tenu à te rencontrer ! »
Lucrezia adresse à l’homme un grand sourire flatté tandis qu’il se saisit de sa main pour l’embrasser. « Mademoiselle Boswell, c’était un enchantement ! » Il lui tend une flûte de champagne dont elle s’empare d’un geste frivole. Toute la soirée, monsieur Jankovic s’accapare la comédienne, ne la quittant pas d’une semelle, et la saisissant parfois au bras d’une poigne pressante. Lucrezia n’aime pas ça. Mais elle se sent étrange, vaseuse, la tête qui tourne… Elle est frappée de terreur lorsqu’elle comprend ce qu’il se passe. Sa bulle pailletée éclate, et elle sombre dans une torpeur ouatée. Elle sait seulement qu’elle voudrait dormir. Et que la voix de monsieur Jankovic résonne beaucoup trop fort à ses oreilles. Elle est revient à elle alors qu’une pression dégoûtante contre sa jambe la fait trembler d’impuissance. Consciente et prisonnière de son corps inanimé, elle est nue sur un lit, Jankovic allongé tout contre elle, la bosse sous son pantalon appuyée contre sa cuisse. Il caresse sa peau, ses cheveux, s’attarde sur ses seins, ses hanches, l’intérieur de ses cuisses. Tout en elle hurle de détresse, mais elle ne parvient qu’à gémir faiblement. « Là, là… ne t’inquiète pas, ma colombe. » Mais Lucrezia n’a aucun besoin d’être rassurée. Elle a seulement besoin que ce porc ôte ses sales doigts d’elle et la laisse en paix ! Alors qu’il escalade son corps, elle essaye de toutes ses forces de résister, mais rien n’y fait. Ses membres refusent de répondre. « Nnn…nnn… » Tente-t-elle d’articuler, mais il l’écrase de tout son poids. «J’ai toujours fantasmé sur Juliette », lui souffle-t-il à l’oreille. Lucrezia ne comprend pas. Pourquoi lui parle-t-il avec ce ton complice ? Ne voit-il pas ses yeux rouler d’horreur dans ses orbites ? S’imagine-t-il un seul instant qu’elle puisse éprouver pour lui autre chose qu’une haine profonde, en cet instant ?! « Laisse-moi être ton Roméo », ajoute-t-il avant de partir d’un petit rire et d’enfouir sa tête dans ses boucles. « Salaud ! Salaud ! » Pense-t-elle. « Non ! Non ! Non, non, non, non, non… » Ce mot si simple… Et qui, pourtant, refuse de franchir ses lèvres. Ses lèvres que ce fils de pute écrase sous les siennes. Elle tente un dernier sursaut de résistance mais ses chairs s’écartent soudain, brutalement sous l’assaut, libérant un flot de désespoir dans ses prunelles. La douleur n’a rien de physique. Mais c’est pire que tout. Lucrezia, doucement, se sent mourir. Elle a mal à l’âme. Elle flotte dans une brume rouge sang, tandis que son corps si lourd s’enfonce centimètre par centimètre dans le matelas. L’eau coule de ses yeux. Même son souffle n’est plus rythmé que par les mouvements de son agresseur qui n’en finit pas de grogner et de suer. Elle réprime une intense envie de vomir tandis qu’il se met soudain à gigoter comme un ver. Puis il se fige. Et se laisse choir de tout son poids, lui coupant la respiration. Mais elle s’en fout. Elle veut mourir.
Au bout de quelques minutes, Jankovic se redresse. Il quitte le lit et rassemble ses braies. Lucrezia le regarde, immobile. Elle ne tente rien. Lui, continue de l’apprécier du regard tandis qu’il se rajuste, face au lit. « Merci, ma colombe ! » Elle ne répond pas. Il a un rire satisfait et Lucrezia voit passer dans ses yeux l’ombre de Francesco. L’homme a déjà quitté la place lorsqu’elle commence à fulminer, tremblante de rage et de haine. « Tu ne perds rien pour attendre ! Enculé ! Fils de garce ! Tu vas voir… » Oui… Il ne l’emportera pas au paradis, se jure-t-elle, et cette pensée lui donne du courage. Très calmement, elle attend de retrouver les sensations de son corps. Puis elle se lève et se dirige vers la salle de bain, les graines humides et gluantes de Jankovic coulant sur ses jambes. Là, très minutieusement, elle lave sa peau, la savonne doucement. Elle efface de son être toute trace de cet odieux salaud. Ce corps est le sien, hors de question qu’elle ne le rejette. « Tu obtiendras réparation ! » lui promet-elle en croisant son reflet dans le miroir. Elle se sèche, retrouve ses vêtements et se rhabille. Puis elle quitte l’hôtel, drapée de toute la dignité dont elle est capable.
Lucrezia se terre dans une tanière de tissu. A son réveil, la mémoire lui revient en plein visage. Jankovic n’a pas couvert sa seringue avant d’injecter son poison. Lucrezia se sent souillée, Lucrezia a peur de mourir, ou pire… vivre dans la maladie. Lovée dans un mont de plaids et de couvertures, ses dents s’entrechoquent d’angoisse. Hier matin, elle a fait une prise de sang et pris une pilule du lendemain. Sous son tipi de coton, Lucrezia pleure toutes les larmes de son corps. Elle sanglote comme jamais ça ne lui était arrivé. Lucrezia n’a jamais pleuré que par caprice. Jamais elle n’avait laissé libre cours à ses vrais chagrins. Lucrezia n’avait pas le temps pour ça ! Aujourd’hui pourtant, l’eau n’en finit pas de cascader de ses yeux, couvrant ses joues et son nez de leur humidité salée.
L’après-midi du troisième jour. Elle reçoit un appel du laboratoire pour lui annoncer que ses résultats sont prêts. Essayant de garder son calme, Lucrezia part immédiatement les chercher. Sur place, elle ouvre tout de suite l’enveloppe… Soupir ! Elle n’a rien.
« Bien… Maintenant on va jouer ! » Un étrange sourire traverse son visage, et celui-ci n’a rien d’espiègle…
Plus d’un an durant, Lucrezia patiente. Plus d’un an durant, son nom continue de monter dans les astres du théâtre et de la danse. Et sa faim de vengeance se décuple à la mesure de la reconnaissance qu’elle obtient, chaque jour un peu plus. Mais Lucrezia attend, ne doutant pas que Jankovic n’a pas manqué une seule de ses représentations. Cette année, pour Noël, la troupe présente pour la première fois une version théâtralisée du « Lac des Cygnes ». Quelques scènes de danse ont néanmoins été laissées. Et malgré les réticences du metteur en scène, Lucrezia a même insisté pour exécuter les trente-deux fouettés du cygne noir. « Tu sais que je peux le faire ! » S’est-elle écriée au premier refus. Et à force d’argumentation (et surtout de caprices), Lucrezia a obtenu ce qu’elle voulait. Lucrezia ne cède jamais rien…
A la fin du premier acte, le public est déjà en liesse, applaudissant et hurlant d’admiration. Le deuxième acte se déroule dans une ambiance de transe et de transport. Lucrezia sent son esprit habiter pleinement son corps, l’irradiant d’une lumière surnaturelle, ce soir plus que les autres. L’espace d’un instant, elle se surprend à penser que plus jamais elle ne pourra vivre autrement. Elle goûte bien trop la célébrité et l’adoration. Mais elle chasse vite cette réflexion de son esprit. Et alors que dans son costume de plumes noires elle s’élance sur la scène, qu’elle se met à tournoyer comme si ses pointes ne touchaient plus le sol, le public retient son souffle, et elle commence à compter les fouettés. « 1, 2, 3, 4, 5… » L’énergie se décuple. « 13, 14, 15, 16… » Tout est flou autour d’elle et plus rien n’existe d’autre que la volupté enflant dans sa poitrine, et la lumière des projecteurs braquée sur elle. « 24, 25, 26… » En cet instant elle oublie tout, Lucrezia, celle qui gagne, sous les yeux médusés du public. « 30, 31, 32… » Elle pose ses deux pointes au sol, courbe ses reins jusqu’en haut de son dos, rejette sa tête en arrière, écarte gracieusement ses bras. La foule explose. Dans la salle, le tonnerre gronde. Lucrezia déroule sa colonne vertébrale gracieusement, et là, dans le public, trouve enfin sa proie.
Devant les journalistes Lucrezia use de ses fameux sourires espiègles, tête légèrement penchée, et de traits d’esprits. Elle en a l’habitude maintenant. Les flashes crépitent sans plus qu’elle ne s’en émeuve, et de toute façon, ce soir, elle a l’esprit ailleurs… L’œil rapace, elle cherche discrètement dans la foule. Mais lorsqu’elle trouve enfin, c’est son instinct, plus que ses yeux qui l’informe. En effet, elle sent la présence de Jankovic, un peu plus loin, sur sa droite, hors de son champ de vision. Ne l’a-t-il pas marquée d’un sceau indélébile ? Alors elle sait qu’il la regarde, et tourne gracieusement la tête. L’homme lui sourit et lève son verre, un clin d’œil sur la paupière au moment où ses lèvres touchent le breuvage. Lucrezia dévoile ses dents. C’est bien plus simple que ce à quoi elle s’attendait. Mais elle reste où elle est. Ce soir, elle est serpent. Sa proie viendra à elle.
Il est presque minuit quand Lucrezia quitte le théâtre, vêtue de son long manteau. Elle marche, et elle sent à quel point elle habite son corps en cet instant, comme si enfin, elle en reprenait possession. Derrière elle, elle entend des pas précipités, et elle bifurque dans une petite ruelle à sa gauche. Elle ralentit le pas quand le murmure, à travers ses boucles, se glisse jusque dans son oreille. « Bonsoir, ma colombe… » Alors que le frémissement d’un sourire retrousse ses lèvres, elle se retourne doucement. « Salut, Jankovic. » Et elle lui plante un canif droit dans les parties honteuses. Il n’a pas le temps d’être surpris, la douleur crispe déjà les traits de son visage. Lucrezia lui fait face, le sourire carnassier, et sans retirer le canif de là où elle l’a logé, envoie son front valser dans le nez de Jankovic. Celui-ci se brise dans un craquement sonore. L’homme tombe à la renverse, son nez déversant son flot de sang sur ses lèvres. Calmement, savourant sa vengeance, Lucrezia s’agenouille face à lui. Le regarde quelques secondes, analyse ses pupilles dilatées de terreur. Puis elle rampe, féline, vers lui. Lui, essaye de s’échapper, mais elle saisit le canif comme une poignée pour le retenir. Il gémit. Elle sourit. Elle s’approche encore et vient l’enfourcher. Des suppliques gargouillent au fond de la gorge de Jankovic, sans vouloirs en sortir. Le visage de Lucrezia flotte à peine deux centimètres au-dessus de sa victime, l’œil fasciné par le sang, rouge et brûlant qui s’épanouit en corolle sur la face horrifiée. Sans pouvoir l’en empêcher, la langue de la comédienne vient goûter le nectar, et elle en ressent d’autant plus sa pulsion meurtrière, et avec toute la force dont elle est capable, elle pousse sur le canif. Dans un hurlement de douleur, le corps de Jankovic s’ouvre en deux, des couilles jusqu’à la gorge. « Des couilles jusqu’à la gorge… » Se délecte la prédatrice. Elle retire la lame. « Fils de pute. » Ajoute-t-elle. Elle lui tranche la gorge dans un geste sec de mépris, et le sang éclabousse son visage, se mêlant à la constellation de ses tâches de rousseur.
Lucrezia passe la porte de chez elle. Avec minutie, elle retire son manteau, déroule son étole, ôte ses gants. Le miroir de l’entrée lui fait face mais, baigné d’ombre, son reflet est invisible. Lentement, elle s’avance, et la lune éclaire son visage de sa lumière diaphane. Lucrezia observe son reflet. Il est sanguinolent, comme celui d’un nouveau-né. Quelque chose a changé… Oui… Elle détaille son visage, ses iris dilatées par la pénombre mêlée d’adrénaline. Par endroits, le sang de sa victime n’a pas encore séché. Lucrezia passe ses doigts sur les tâches vermeilles et les porte à ses lèvres. Alors qu’un rire inquiétant déforme ses traits, elle voit mourir dans sa prunelle la victime qu’elle a été.