15 ans
Janvier 2010
Milles particules de glace. Milles flocons.
C'est la Sibérie dans ton sang, Misha. C'est tout. Rien que le gel et la neige ; et ce vice, impur, répugnant, contre-nature, qui court dans tes veines, qui chante dans ton corps. Tu t'en fous. Et si les battements de ton cœur s'activent, c'est pour contrer le froid, pour vivre, encore, toujours.
Tu sais plus ce que c'est, la vie. T'en as perdu le sens, tu l'as laissée filer pour pas grand-chose en y repensant.
Pour un sourire. Pour un parfum.
Pour un regard.
Tu sais plus ce que c'est, la vie. Elle a filé entre tes doigts comme le sable d'une mer ou tu n'es jamais allé.
T'es pas homme de la méditerranée, t'es enfant des glaciers.
Pédé, disent-ils.
Pédé ?, ris-tu.
Elle est coincée dans ta gorge, cette erreur de jeunesse. Elle a stoppé ton existence dans le regard des autres.
Les autres, c'est ta famille.
T'as jamais fréquenté le système scolaire, t'es trop noble pour cela. Descendant des Drašković, t'as passé ton enfance au milieu du château Trakošćan, dans une sorte d'autarcie donc la bulle n'était brisée que par les allées et venues de tes précepteurs.
Cela rend le vice encore plus immonde.
Cela rend la suffocation encore plus violente.
T'es pas né dans le bon milieu pour ce genre d'erreurs – y a t-il, d'ailleurs, un bon milieu pour ce genre d'erreur ? Un acte contre nature reste contre nature, disent-ils.
Tu le retiens.
Et tu oublies. Son sourire. Son parfum.
Son regard.
Il ne reste que les cendres des lettres que tu écrivais, qui pourrissent au sein de l'âtre.
On les retourne parfois avec le tisonnier pour entretenir le feu.
On finira par les ramasser à la pelle, pour les jeter à la poubelle.
Dommage que ta honte ne parte pas avec elles.
7 ans
Juin 2002
C'est joli.
C'est coloré, comme un arc-en-ciel. Tu le ramasses, roulant entre tes paumes le bâton de plastique qui maintient la feuille de papier solidifié.
C'est la miniature d'un drapeau, l'icône d'un pays dont tu n'as jamais entendu parler.
Tu cours leur montrer.
Tu retiens la baffe flanquée.
Y a du sang qui coule de tes lèvres, du sang qui coule de ton nez.
Et ta tête qui s'est retournée.
Ils font quoi, les gens ?, demandes-tu.
De la musique, et des gens qui marchent. Il y a qui portent des parapluies aux mêmes teintes que le drapeau.
Ils s'amusent., répondent-ils.
Et on te tire par le bras. La musique couvre ton cri.
Y a ton épaule qui s'est déboîtée.
Hôpital. Médocs pour parer la douleur. T'as gardé le drapeau dans la main droite. Tu le chiffonnes, casse le bâton en deux et tu jettes les débris dans la poubelle en sortant.
Tu retiens la leçon.
La prochaine fois que tu feras une découverte colorée, tu la garderas pour toi.
Tu ne leur montreras plus que le noir et blanc.
22 ans
Août 2017
Tu hoches la tête une dernière fois, te levant pour serrer la main du directeur.
Tu le remercies de sa confiance, selon l'usage.
Tu passes en sortant devant la classe que tu occuperas en Septembre, un vague sourire aux lèvres. Tu ne jettes pas de coup d'yeux à l'intérieur, tu n'as jamais poussé la curiosité jusqu'à être indiscret.
Tu la découvriras en Septembre, en même temps que les élèves du premier grade.
Et ceux des trois autres grades t'aideront à t'y adapter, eux qui la connaîtront déjà.
Tu essaies de te faire à l'avance aux roulements de l'école primaire, toi qui a étudié par correspondance jusqu'au lycée.
Chaque année une classe arrivera.
Chaque année une classe repartira.
Et entre les deux, tu géreras quatre niveaux scolaires à la fois, du premier au quatrième grade.
Tu maîtrises la plupart des matières et tu es sûr de t'en sortir dans l'étude des langues, les mathématiques, l'éducation physique et musicale.
Tu es moins certain de ta réussite sur la religion. Tu es orthodoxe et même si ta foi est enseignée au même titre que l'islam, la plupart des gamins choisiront le catholicisme.
Tu mordilles tes lèvres, moins assuré que lorsque tu étais dans le bureau du gérant de l'école.
Tu verras bien en Septembre.
En attendant, tu veux profiter de la fin de l'été.
Y a ton monde qui se recolore. Les teintes en gris familiales de ton enfance laissent place à une colocation aux couleurs du drapeau, brisé quinze ans auparavant.
Il est homo. Elle est bi à tendance lesbienne.
Tu te surprends à voir qu'ils sont quand même humains.
Cela t'empêche pas de fuir les manifestations de la Zagreb Pride quand elles ont lieu. Tu détournes le regard et tu fais des détours pour esquiver les couleurs. Dans ces moments là, t'as le cœur noir, le cerveau blanc.
Y a ton enfance qui fait des siennes, parfois, souvent. T'as jamais un mot de travers en privé mais t'as des attitudes en publiques qui te trahissent.
C'est con.
Tu pourras pas apprendre aux gosses à être tolérants. T'en restera aux basiques, l'histoire, les sciences, la religion.
Tu feras ce qu'on te demande de faire, tu apprendras ce que l'on te demande d'apprendre, comme toujours.
13 ans
Mars 2008
Tes sens qui s'embrasent.
Et ton cœur qui bats plus fort. Tu contres pas le froid, pourtant. Ton myocarde n'est pas en milieu hostile et n'a pas besoin d'activer un mode de survie.
Mais il le fait. Métronome, calqué sur les mouvement des lèvres qui s'entrouvrent, de tes mains qui se glissent le long de ses cuisses.
Et c'est agréable.
Une seconde.
Deux secondes.
Y a un déclic.
Et tu rompt la promesse du
jamais deux sans trois. Tes mains s'activent, accrochant sa poitrine.
Il est au sol.
Mais t'es sérieux ?, hurles-tu.
Je suis sérieux., s'amuse t-il.
Tu tournes les talons. Tu pourrais lui éclater la gueule, et tout Varaždin verrait les traces de son vice.
Mais ce serait reconnaître le tien.
Alors tu t'en vas.
Cela n'a rien à voir avec le fait qu'il est trop beau pour que tu lui refasses le portrait. Tu veux juste effacer les actes contre nature que tu as commis aujourd'hui, comme hier, comme depuis un mois.
Tu tournes les talons et tu pars.
Y a des mots qui se répercutent dans le vent.
Tu entends
bonheur.
Tu ralentis le pas, sans pour autant te figer.
Tu inclines le regard, sans pour autant te retourner.
Derrière toi, y a des bois.
C'est pas la mer et pourtant, t'es à la dérive.
Tu pourrais te raccrocher à celui qui t'appelles, mais quel intérêt ?
Y a pas besoin de bouée de secours dans les arbres.
Si tu avais eu des frères ou sœurs, ta réaction aurait peut-être été différente.
Mais tu es fils unique. Tes parents n'ont que toi et tu ne veux pas les décevoir.
Alors tu repars de plus belle.
Tu laisses Viktor derrière toi pour de bon, comme si le temps depuis Février n'avait jamais existé.
Et tu cours. Jusqu'à l'orée de la forêt, puis à travers un champ.
Jusqu'au château.
Jusqu'au noir et jusqu'au blanc.
Jusqu'à la fin des temps.
23 ans
Juin 2018
Sortie scolaire.
Comme tous les ans au début du mois, la musique et les gens qui défilent.
Gabrijel te demande ce qu'ils font.
Ils s'amusent., réponds-tu.
On peut pas aller jouer avec eux ?, s'enquiert-il.
Sourire.
Une autre fois, peut-être., t'amuses-tu.
T'as le réflexe de te toucher l'épaule.
Mais t'es pas son père, t'es son prof, alors la sienne restera intacte.
Tu te contente de le pousser doucement dans le dos, pour qu'il rejoigne le reste du groupe, le troupeau qui reste intrigué mais à l'écart, sans poser de questions.
C'est tout ce que tu peux faire de positif pour le moment.