Vous voyez ce jeune homme à la télévision, parlant de ses toiles avec une telle candeur et bonne humeur ? Il sourit et rit avec beaucoup de joie, vous ne trouvez pas ? Et ses toiles sont belles, non ? Colorées, pleines de vie et joyeuses ? Mais si vous grattez un peu le vernis de ce tableau de sourires et de joie de vivre, si vous lavez un peu la peinture de ce visage radieux, vous verrez que tout n’est pas si lumineux et beau dans ma vie.
Mon nom est Leo Drago Runac. Je suis né à Zagreb, un matin d’août de 1983. Ma mère, Sonia, aimait me raconter que je n’avais pleuré que lorsque les premiers rayons de soleil avaient touché mes yeux. Je fus appelé Leo par mon père et Drago par ma mère. Le lion et le dragon. Deux symboles forts, n’est-ce pas ? J’étais très fier de ces prénoms quand j’étais petit, mon animal préféré était le lion et je me dessinais en train de combattre des dragons et d’autres monstres. J’adorais faire ce genre de dessins dans lesquels je me représentais fort et courageux, car on ne pouvait pas dire que je l’étais vraiment. Et les monstres, eux, étaient bien réels.
“Oh ! Attention, monseigneur, à la jalousie ; c'est le monstre aux yeux verts qui tourmente la proie dont il se nourrit.”
William Shakespeare, "Othello"
Le premier monstre que je rencontrai, ce fut la jalousie. Mon père, Lovro Runac, était le directeur d’une compagnie de trading, il s’était marié après ses études à Sonia Lupei, une jeune musicienne originaire de Constanța en Roumanie. J’étais leur premier fils, mais ils étaient déjà mariés depuis cinq ans quand je vins au monde, et en cinq ans l’amour s’en était allé. Mon père était souvent absent, voyageant beaucoup pour son entreprise et pour ses clients et ma mère avait relativement peu de contrat. Quand je vins au monde, elle commença à écrire des histoires pour enfants qu’elle me lisait pour m’endormir. J’étais vraiment très proche de ma mère et je voyais presque mon père comme un étranger, une connaissance, plus qu’un parent. Même quand il était là, c’était comme s’il était à des kilomètres. Je dirais bien qu’il me manquait, mais je ne le connaissais pas assez pour ça.
Cette distance affectait aussi ma mère. À elle, il lui manquait. L’homme qu’elle avait épousé semblait avoir disparu dans le brouillard opaque des chiffres et des pourcentages. Je ne me serais jamais permis de la juger pour ce qu’elle fit plus tard. Quand mon père revenait de voyage et avait subi une déconvenue dans son travail, il accusait ma mère de tous les maux de la terre, l’accusant d’adultère et lui criant dessus. Je croyais que mon père était réellement amoureux de sa mère, mais, vers mes onze ans, je compris que la seule chose qu’il aimait encore de ma mère était qu’elle était à lui. Tous deux avaient eu encore trois enfants après moi : un garçon qu’ils appelèrent Dario et une petite fille nommée Zora. Je les aimais du plus profond de mon cœur. J’avais trois ans de différence avec Dario et dix ans avec la benjamine de notre fratrie.
Je ne compris qu’au début de mon adolescence pourquoi, mais mon père regardait à peine Zora quand il était là et était dix fois plus sévère avec Dario qu’avec moi. Et pourtant, Dieu sait qu’il ne me laissait pas passé grand’chose. Après la naissance de Zora, les disputes entre nos parents s’étaient faites beaucoup plus fréquentes et je surpris une conversation en rentrant d’une soirée cinéma. Mes parents se disputaient au sujet de ma sœur, Lovro accusant sa femme de l’avoir trompé depuis des années, disant qu’il avait été absent plus de neuf mois avant la naissance de la petite. Ma mère lui rétorqua qu’elle savait très bien que lui aussi avait été infidèle, elle lui cracha à la figure toute l’amertume et la rancune qu’elle avait envers lui. Je restai quelques minutes, puis montai voir ma sœur. Elle était éveillée dans son lit et pleurait. Je vins près d’elle et la rassurai du mieux que je le pouvais du haut de mes quatorze ans, la prenant dans mes bras et la berçant. Je me fichais bien qu’elle ne soit que ma demi-sœur, je l’aimais beaucoup, c’était ma petite Zozo. Je restai près d’elle jusqu’à ce qu’elle s’endorme, lui caressant les cheveux et lui chantant une petite berceuse.
Le lendemain soir, nos parents nous annoncèrent qu’ils allaient divorcer et que Maman allait déménager. Zora alla se blottir contre sa mère, disant qu’elle ne voulait pas qu’elle parte. Mon père lui cracha alors qu’elle pouvait bien aller avec sa mère, il s’en fichait car elle n’était pas sa fille. Je serrai le poing devant la cruauté de cet homme face à une petite fille de quatre ans et demi. Bien entendu la petite se mit à pleurer à chaudes larmes. Je détestais voir ma sœur sangloter, je déteste toujours la voir sangloter, et je vins vers elle pour la serrer dans mes bras. Maman nous serra contre elle et essaya de réconforter sa fille. Dario, lui, ne semblait pas savoir quoi faire et Papa posa possessivement la main sur son épaule
Quelques mois plus tard, le divorce fut prononcé et notre père eut la garde de mon frère et moi. Il avait même refusé de se battre pour avoir la garde de Zora. Ma mère, elle, se battit bec et ongles pour nous avoir un week-end sur deux. Elle choisit même de ne pas repartir en Roumanie comme elle l’avait voulu au départ. Elle déménagea à la campagne et ne manqua jamais un seul rendez-vous pour venir nous prendre. Vous allez peut-être croire que j’idéalise ma mère par rapport à mon père, mais c’est faux. Je sais qu’elle avait des défauts. Elle était impatiente, parfois très mélancolique, elle buvait parfois plus que de raisons et n’était pas vraiment du genre à rester fidèle à une seule personne. C’était une artiste torturée et passionnée. Cependant, elle n’a jamais été une mauvaise mère. Dès qu’il s’agissait de s’occuper de Dario, Zora et moi, plus rien d’autre ne comptait. Elle avait même tenu près de vingt ans auprès d’un homme qu’elle avait fini par haïr, simplement pour nous épargner le traumatisme de la séparation. Mon père, lui, n’avait que son boulot à la bouche, il voulait que je finisse par reprendre la direction de sa compagnie. Gare à Dario et moi si nous ramenions une mauvaise note, mais si nous avions des soucis, nous ne pouvions pas compter sur lui. Il voyageait toujours beaucoup et nous refourguait à des gouvernantes ou des babysitters.
I'm tired of being what you want me to be
Feeling so faithless, lost under the surface
I don't know what you're expecting of me
Put under the pressure of walking in your shoes
Linkin Park, "Numb
Le second monstre que je rencontrai fut le stress et la pression. Mon père voulait absolument que ses fils deviennent des traders. Au début de mon adolescence, je voulais lui faire plaisir. Je privilégiais les maths au détriment des branches qui me plaisaient plus, comme la littérature, la philosophie et surtout les arts plastiques. Je me mettais une pression infernale pour ramener les meilleures notes en maths, mais je n’y arrivais pas. Je devais travailler trois fois plus pour avoir la moyenne dans cette branche que dans presque toutes les autres. La veille des tests, je dormais à peine et quand je recevais mes résultats, j’étais découragé. Papa finit par me payer des cours particuliers, mais le résultat ne changea pas. Un jour, après avoir reçu une note moyenne en maths, je m’effondrai en sanglots. J’avais passé des heures et des heures à réviser pour ce test, au point que je n’avais pas pu profiter du week-end chez ma mère. Ce fut là que ma prof me dit que je n’avais pas à être triste, qu’elle voyait bien que je travaillais et que je ne lambinais pas. Elle me dit que le monde ne s’écroulerait pas si je n’avais pas la meilleure note dans cette branche. Je me calmai doucement et, à la fin de la journée, je rentrai chez mon père avec ma note de maths – qui, soit dit en passant n’était pas si mal que ça – et lui dit que je n’avais pas besoin d’un professeur particulier, lui disant que j’allais commencer à me concentrer sur des branches qui m’étaient plus facile et, surtout, plus intéressantes. La finance ne m’intéressait pas du tout, moi, je voulais devenir artiste. Je dessinais et je peignais dès que j’en avais le temps. Au lieu de me soutenir dans mon choix, mon père me colla une gifle cinglante et me consigna dans ma chambre jusqu’à nouvel ordre.
Les semaines suivantes, mes relations avec mon père se dégradèrent et ses fréquents voyages devinrent, non plus une source de tristesse, mais de soulagement pour moi. Ayant laissé tomber mon obsession d’être un bon fils de devenir ce que Papa voulait que je sois, mes notes s’améliorèrent dans d’autres branches et même les maths semblèrent aller mieux, maintenant que je ne me mettais plus une pression énorme.
Mon frère, quant à lui, n’eut pas la chance de relâcher la pression. Après ma petite rébellion, notre père l’envoya dans un pensionnat connu pour sa sévérité. Dario n’était pas un garçon très combattif et Papa le savait. Il était doux, gentil, il voulait toujours plaire à tout le monde et particulièrement à Lovro, il se mettait toujours une pression énorme et manquait de confiance en lui. Je me retrouvai donc seul avec une gouvernante, à part un week-end sur deux où je retrouvai mon frère, ma sœur et ma mère pour mon plus grand bonheur. Je leur montrais mes dessins, mes peintures, je leur en offris même pour leurs anniversaires. Je commençai à le faire quand je remarquai que mon frère était très malheureux d’être séparé de sa famille. En premier, je lui fis des portraits de tous les membres de la famille et ma mère lui écris une chanson où Zora, elle et moi chantions. Je ne l’apprendrais que bien plus tard, mais quand il fut de retour à son internat, on lui confisqua les portraits et la cassette audio contenant la chanson.
Pour ma part, je continuai de dessiner et peindre tout en continuant de bien travailler pour les cours, n’en déplaise à mon père. J’étais plutôt doué avec un crayon ou des pinceaux et parvins à me faire un peu d’argent en vendant certains de mes tableaux. Comme aujourd’hui, mes toiles étaient plutôt joyeuses, tout en gardant un petit élément tragique. En plus de la petite somme que me rapportaient mes dessins et mes tableaux, je pris des petits boulots, comme babysitter et plongeur dans un restaurant. Je ne voulais rien devoir à mon père une fois le lycée terminé. Je gagnai même un prix en arts plastiques à la remise des diplômes de mon bahut. Avec l’aide de ma mère et grâce à tout l’argent que j’avais économisé pendant des années, je trouvai un petit studio à Zagreb et m’y installai. Mon père désapprouva, mais au sortir du lycée, j’avais dix-huit ans et il n’avait plus rien à me dire.
Quand j’eus dix-neuf ans, j’entrai à l’université de Zagreb en histoire de l’art et en littérature anglaise. Ma mère avait payé une partie de mes frais d’émolument et j’avais payé le reste grâce à mon job d’étudiant. J’étais serveur à mi-temps pour pouvoir vivre seul dans mon petit studio sans avoir à dépendre du bon vouloir de mon père. J’étais enfin libre, c’était merveilleux. Pendant la première année, même si le travail était épuisant, je gardai toujours un grand sourire sur mon visage. Quand je le pouvais, j’allais aux soirées étudiantes, mais je ne restai jamais bien tard, ne voulant pas risquer de m’endormir aux cours ou de manquer de sommeil.
Ce fut pendant mes années d’Université que je rencontrais mon premier amour, Tobias. Il suivait lui aussi les cours d’histoire de l’art. C’était un garçon vraiment formidable, capable de voir la beauté en toute chose. Pour citer Harry Potter, il avait « l’art de voir la beauté chez les autres et particulièrement, quand la personne ne voyait pas ce qu’il y avait de beau en elle ». C’était un poète et un amoureux de la vie, et je tombais follement amoureux de lui. Nous nous fréquentâmes pendant quelques années et ce furent les plus belles de toute ma vie. Dans ses bras, j’oubliais tout, il suffisait qu’il m’embrasse pour que mes problèmes ne soient plus qu’un petit trait noir dans un paysage coloré. Rien de plus qu’un moyen de souligner le bonheur grâce au contraste. Je me revois encore assis à côté du lit, un bloc de feuille et un crayon à la main, en train de tracer la silhouette de mon ange endormi, le regard plein de tendresse. Encore aujourd’hui, je l’aime, mais d’une autre manière. C’est un excellent ami et si je le recroise, je pense que j’en éprouverais une grande joie, peut-être teintée d’une pointe de regret. C’est un homme merveilleux et je lui souhaite tout le bonheur dont il peut rêver.
Pourtant, dans ce fameux tableau coloré, le trait noir se transforma soudain en une énorme tache. Et, comme un trou noir, elle aspira tout, me laissant dans les ténèbres les plus totales...
Why is it always stormy weather?
And brother,
Tell me if it all gets better.
Why did you leave?
Why did you die?
You finally made your brother cry.
Falling in Reverse, "Brother"
Quelques temps avant que je commence mes années de doctorat, je sortais toujours avec mon ange Tobias et j’étais vraiment heureux avec mes études et mon couple. Je n’aurais jamais pu imaginer que mon ciel se couvrirait si soudainement de gros nuages noirs. Un mois avant de commencer mon assistanat à l’université, j’appris le suicide de mon frère. Dario avait commencé une école de commerce pour devenir trader et s’était fiancé à la fille d’un ami de notre père. Après quelques discussions avec ma mère et ma sœur, il s’avérait que ce mariage était une mascarade et que Lovro l’avait poussé à se marier après avoir appris qu’il était gay. Dieu, comme je haïssais mon père à ce moment-là. Le chagrin incommensurable qu’avait provoqué chez moi la mort de Dario s’ajoutait à la colère que j’avais contre mon paternel et son obsession de la perfection. J’avais envie de frapper dans un mur, de hurler, de tout casser. Jamais je n’avais ressenti une telle douleur. Dario. Mon petit frère. Ce garçon gentil, doux, aimant chanter, danser. Comment mon père avait-il pu le pousser à une telle extrémité ? Comment ne s’était-il pas rendu compte du mal qu’il faisait ? S’était-il un jour seulement rendu compte du mal qu’il faisait ?
Les funérailles furent le moment le plus dur de ma vie. Ma sœur et ma mère étaient complètement dévastées, mais mon père ne montrait pas la moindre émotion. Il écoutait simplement le prêtre parler de Dario, l’air complètement neutre. Un moment, ma sœur se leva et alla chanter une chanson pour notre frère. Je me mis à trembler et serrai la main de ma mère qui était blottie contre moi. La voix de ma sœur me fit monter les larmes aux yeux et je retins mes pleurs du mieux que je pouvais. Après être allés voir la mise en bière, j’allai trouver mon père et lui collai mon poing dans la figure. Toute la frustration accumulée pendant les années où j’avais vécu sous sa coupe, toute la colère que j’avais contre lui pour la façon dont il avait traité Zora, pour avoir séparé Dario du reste de la famille et pour l’avoir poussé au suicide sortit d’un coup et je frappai mon père avec rage. Je le haïssais, je ne voulais plus le voir, je voulais qu’il disparaisse de nos vies à tout jamais. Il fallut que ma sœur intervienne pour m’empêcher d’aller trop loin. Alors ma rage se transforma en un chagrin immense et je tombai à genoux en pleurant toutes les larmes de mon corps. Je ne pensais jamais m’arrêter de pleurer tant j’avais mal. La culpabilité se mit à me ronger : j’aurais dû être plus présent pour lui, je n’aurais pas dû prendre un appart’, j’aurais dû être là pour l’aider, lui apprendre à se battre, lui apporter mon soutien. Toutes ces pensées se bousculaient dans ma tête et chacun d’elles me lacérait le cœur.
Pendant quelques semaines, je ruminais ces pensées destructrices, recouvrant les couleurs vives et chatoyantes d’un paysage d’automne que j’avais commencé à peindre avant d’apprendre la mort de mon frère par un paysage gris et glacé d’une nuit hivernale. Puis, je pris une autre toile, une ancienne photo et commençai un portrait de mon défunt frère avec le sourire qu’il avait étant enfant. Ce fut un travail qui me prit des semaines et je m’y consacrai corps et âmes. Je ne voyais plus personne, dormant presque dans l’atelier et mangeant à peine. Chacun sa manière de faire son deuil, la mienne fut de peindre un portrait grandeur nature de mon frère. Comme j’avais tout fait dans ma vie, je mis toute mon âme, tout mon cœur dans la réalisation de ce tableau. Ce n’était pas comme les autres œuvres que j’avais peintes, là, c’était mon chagrin que j’étalais sur cette toile, ma rage dont je traçais les contours d’un long trait noir, mon impuissance qui diluait mes couleurs, ma propre culpabilité que je mis dans les yeux couleur d’orage de mon frère chéri. Ce n’était pas une simple volonté de peindre le beau qui me motivait, c’était tout mon être qui criait dans chacun de mes coups de mes coups de pinceau. Tous les cris que je ne pouvais pousser, toutes les larmes que je voulais verser, tous les coups que je voulais donner, tout le sang que je voulais verser, c’était tout cela cette peinture.
Quand j’eus terminé cette peinture, j’avais l’impression que mes doigts saignaient. J’étais épuisé, je m’étais presque rendu malade d’avoir si peu dormi et si peu mangé, et la douleur était toujours là. Je m’assis un moment sur mon canapé pour observer mon œuvre et poussai un long soupir. Je n’en pouvais plus. Je ne pouvais plus rester à Zagreb, je ne devais pas rester ici. Cette ville qui m’avait vu naître avait perdu toute couleur, chaque rue me rappelait mon frère, chaque souvenir que j’avais dans cette ville me rappelait que j’aurais dû être à sa place. Même si cela me brisait le cœur de quitter Tobias et le bonheur qu’il me donnait, je ne pouvais rester ici. Je me fis une raison en me disant que de toute manière, je n’avais pas assez de place dans mon cœur pour accueillir et le fantôme de Dario et Tobias. Je finirais par le rendre malheureux et par le perdre pour de bon si j’avais l’égoïsme de le garder. Le lendemain, je l’appelai donc pour qu’on se voie.
Une fois devant lui, je fus tenté de renoncer, mais je serrai les dents et lui annonçai ma décision de partir de Zagreb. Voir de la peine dans les yeux de mon ange fut extrêmement difficile pour moi, je ne voulais pas le faire souffrir, Pourtant, dans les deux cas, je lui faisais du mal, alors je préférais qu’il pleure un peu, mais que nous nous quittions en de bons termes – toutes proportions gardées – plutôt que lui pourrir l’existence pendant des mois ou des années. Je n’étais pas mon père, je voulais garder les gens par possessivité. Je mis donc fin à la plus belle relation dont une personne pouvait rêver et m’en allai en pleurant.
Ma mère me proposa d’aller faire mon assistanat et mon doctorat à l’Université des Arts de Bucarest, comme je parlais couramment le roumain. Mettre plus de neuf cents kilomètres entre Zagreb et moi me parut une bonne idée et je fis mes valises. Ma petite sœur espérait elle aussi faire ses études là-bas et nous convînmes qu’elle viendrait vivre avec moi le cas échant.
La Roumanie est un pays superbe et je ne regrette pas d’avoir suivi les conseils de ma mère. Avant de reprendre mon doctorat en histoire de l’art, je pris un moment pour me familiariser avec le pays et retrouver un semblant d’équilibre mental. J’étais devenu irascible, impatient, à fleur de peau, et la seule manière que j’avais trouvée pour me calmer était de remplir des pages et des pages de dessins, de croquis, d’études de postures. Je le faisais même dans le bus, si une personne sortait un peu du lot, j’en faisais un rapide croquis. On pouvait souvent me voir à la terrasse d’un café, mon crayon à la main, en train de dessiner frénétiquement.
There is a sacredness in tears. They are not the mark of weakness, but of power. They speak more eloquently than ten thousand tongues. They are the messengers of overwhelming grief, of deep contrition, and of unspeakable love
Washington Irving
Petit à petit, pourtant, le calme revint sur l’océan de mon esprit après cette énorme tempête. C’était environ deux ans après la mort de Dario. Ce fut assez étrange, comme si j’avais fini par apprivoiser cette douleur lancinante qui m’avait presque rendu fou. Comme si j’avais réussi à retirer ce fer chauffé à blanc de ma poitrine et que seule demeurait une petite brûlure. Jamais elle ne disparaîtrait complètement, je le savais bien, mais au moins, elle était devenue supportable. Mes larmes couleraient toujours pour Dario, mais ce seraient des larmes d’amour, de regret, mais non plus de cette souffrance et de cette culpabilité atroce. J’aimais mon frère et l’aimeraient toujours, mais je ne devais plus lui donner un tel pouvoir sur moi. Je devais le laisser partir, comme je l’avais fait, d’une certaine manière, avec Tobias.
Je commençai alors un doctorat à l’Université des arts de Bucarest, plus serein, plus apaisé. Je travaillais dur, mais m’accordait tout de même du temps pour peindre, pour jouer un peu de piano. J’eus également quelques aventures sans lendemain avec des étudiants, mais jamais rien de sérieux. Même si j’avais guéri mon cœur, il fallait encore qu’il finisse sa convalescence. Je commençai également à exposer mes peintures et finis par être reconnu comme peintre à Bucarest. Je fis ma première émission de télévision en Roumanie, il y a de cela cinq ans. Ce fut très stressant, mais je parvins à rester naturel et souriant. Rapidement d’autres interviews suivirent et lors de l’une d’elle en particulier, le soir de l’anniversaire de Dario, j’annonçai publiquement mon homosexualité. J’avais choisi cette date et cette interview précises en hommage à mon frère. Si la société avait mieux accepté la communauté LGBT+, peut-être n’aurait-il pas souffert comme il l’avait fait. Lui avait fait son coming-out à notre père et s’était retrouvé à devoir jouer un rôle pour ne pas le décevoir encore plus. Moi, je n’avais jamais jugé utile de me révéler à Lovro ou à qui que soit, car je pensais que cela ne regardait que moi et mon partenaire, mais puisque j’avais acquis une tribune grâce à mon travail, je l’avouais enfin fièrement. Quand j’étais revenu dans l’appartement étudiant que je partageais avec elle, Zora me prit dans ses bras et pleura de joie contre moi.
Après avoir reçu mon doctorat en histoire de l’art – avec les honneurs - , je demeurais quelques temps à Bucarest où je m’impliquai plus assidument dans la revendication des droits de la communauté LGBT+. J’avais trente-et-un ans et j’avais enfin l’impression d’avoir un but dans la vie. Et j’avais un étendard, un nom à associer à mon combat.
Demander pardon peut être difficile, on se met à la merci de l’autre, on n’avoue qu’on a eu tort. Le cerveau déteste avoir tort, mais il déteste encore plus l’avouer. C’est encore pire pour les gens extrêmement fiers, qui sont persuadés que tout le monde doit saluer leur génie et leur talent. Quelle ne fut donc pas mon immense surprise de recevoir une lettre de mon père, il y a trois ans ! La dernière fois que je l’avais vu, ma sœur avait dû intervenir pour que je ne le démolisse pas. Sa lettre m’annonçait qu’il était atteint d’un cancer incurable et que ses médecins lui avaient dit qu’il serait fatal. Mon père voulait me voir avant sa mort, que nous ayons une discussion à cœur ouvert, que nous mettions les choses à plat. Il espérait que je trouve en moi la force de lui pardonner et me professait son amour de père pour la première fois depuis mes dix-huit ans.
J’hésitai longuement à honorer sa demande. Je lui en voulais encore terriblement et je ne savais pas si j’avais réellement la force qu’il me demandait. Ce fut Zora qui me convainquit de rentrer à la maison et d’aller trouver celui qui, pourtant, avait toujours refusé de la voir comme sa fille. Je fis donc mes bagages une nouvelle fois et rentrai à Zagreb après six ans d’absence.
Dès que je fus installé, je me rendis au chevet de mon géniteur. Il faisait peine à voir. Lui qui avait toujours été doué d’une assurance à la limite de la prétention était à présent l’image même de la faiblesse. Il avait travaillé toute sa vie dans le stress, l’adrénaline et les excès en tous genres, mais à présent, il devait en payer le prix. Cette vision de lui me radoucit quelque peu à son égard, comme si le fait de voir une forme de justice divine l’accabler soulageait un peu mon indignation à son égard. Je le laissai parler, l’écoutant avec toute la bonne volonté dont j’étais capable. Il me fit ses excuses, me demanda pardon pour la pression qu’il m’avait mise et qu’il avait fait subir à Dario. J’aurais pu croire que ce n’était que des paroles en l’air s’il n’avait pas fondu en sanglots à l’énonciation du nom de son fils cadet. Ce n’était pas des larmes de crocodile, il était vraiment dévasté. Je me rendis alors compte de ce que j’avais attendu de lui pour accepter de le pardonner : ces larmes. Des larmes sincères, pleines de chagrin, de culpabilité, de remords, mais surtout d’amour. Je voulais une preuve qu’il ait jamais aimé ce fils qu’il avait tellement poussé qu’il ne l’avait pas supporté.
Lovro mourut quelques semaines après cette discussion. J’allai à ses funérailles par respect pour lui, mais j’eus toutes les peines du monde à verser une larme pour lui. Je l’avais pardonné, mais j’étais incapable de l’aimer. Etant son seul enfant légitime, j’héritai de ses parts dans la compagnie de trading. J’en cédais une partie à ma sœur et une autre à ma mère, me gardant la plus petite part qui m’assurait tout de même un avenir prospère. Les monstres que j’avais affrontés étaient derrière moi, je pouvais enfin aller de l’avant… quitte à croiser d’autres monstres sur ma route.